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Quand la littérature questionne l’Anthropocène

Dans le cadre du récent colloque consacré à l’Anthropocène, qui s’est tenu à Sion du 3 au 5 septembre, différentes pistes ont été proposées aux enseignants pour aborder cette thématique complexe en classe. 

Parmi elles, l’entrée par la littérature et la lecture offre des perspectives particulièrement fécondes: en convoquant des œuvres qui articulent sensibilité esthétique, critique sociale et questionnement écologique, on peut ouvrir un espace d’apprentissage où savoirs scientifiques, émotions et réflexions éthiques se rencontrent. La littérature devient alors un outil de médiation privilégié pour amener les élèves à penser leur rapport au vivant, à interroger les dynamiques de transformation planétaire et à se situer en tant qu’acteurs de l’Anthropocène.

L’exemple d’Edward Abbey illustre parfaitement cette approche. Écrivain américain majeur de la littérature environnementale du XXe siècle, Abbey a consacré son œuvre à dénoncer la civilisation industrielle et à défendre les espaces sauvages de l’Ouest américain. De Désert solitaire (1968), récit contemplatif et lyrique, au Gang de la clef à molette (1975), roman militant ayant inspiré différents groupes d’écoguérilla, sa trajectoire intellectuelle témoigne d’une évolution allant de la célébration spirituelle de la nature à l’appel à l’action directe contre ses destructeurs. Son écriture explore la tension entre autonomie individuelle et pouvoir étatique et interroge les formes de résistance possibles face aux logiques technologiques et économiques qui transforment les paysages et les sociétés.

 

Désert solitaire (1968)                                         

               
                                                                                                                                                                                                                                                                   
 Le Gang de la clef à molette (1975)                                                          

Dans le cadre d’un projet pédagogique mené au sein d’une école californienne, Désert solitaire a ainsi été utilisé comme support central d’un programme de field ecology (écologie de terrain). Chaque chapitre du livre servait de point de départ à des activités variées: lectures guidées, discussions, productions artistiques, recherches scientifiques ou débats éthiques. Cette approche visait à renforcer le lien émotionnel des élèves avec leur environnement, à développer leur sens critique et à les sensibiliser aux enjeux écologiques. Elle montrait aussi comment la littérature pouvait nourrir une éducation à l’Anthropocène en reliant expérience sensible, savoirs scientifiques et questionnements politiques.

Une telle approche littéraire offrirait de nombreuses possibilités d’ancrage dans le Plan d’études romand et s’adapterait aisément aux différents degrés scolaires. On pourrait ainsi proposer des lectures d’extraits commentés au degré primaire pour éveiller la sensibilité des élèves à la beauté et à la fragilité du monde naturel. Au secondaire I, l’étude de textes plus développés permettrait d’approfondir la réflexion critique, de travailler la compréhension et l’interprétation de récits descriptifs et argumentatifs (domaine L1) et d’initier des débats sur les enjeux écologiques et sociétaux contemporains. Au secondaire II, enfin, ces œuvres pourraient être replacées dans les grands courants de la pensée environnementale, permettant de relier littérature, philosophie, histoire et sciences sociales.

Par ailleurs, l’œuvre d’Abbey trouverait également des échos pertinents dans le contexte alpin. Des écrivains tels que Maurice Chappaz ou Samivel ont, eux aussi, dénoncé les effets de la modernisation et du tourisme de masse sur les montagnes, offrant des points de comparaison pour aborder les enjeux écologiques locaux. Leur lecture en classe permettrait de développer un « sens du lieu » alpin et d’ancrer la réflexion sur l’Anthropocène dans l’expérience concrète des élèves, en lien avec leur environnement direct.

Les Maquereaux des cimes blanches (1976) écrit par Maurice Chappaz

Cette perspective ouvre également de riches approches interdisciplinaires: les sciences permettent d’explorer les transformations des écosystèmes décrits dans les œuvres; l’ECR invite à discuter des valeurs liées à la nature et à la responsabilité humaine; la géographie interroge les relations entre sociétés et milieux; l’histoire situe ces textes dans le contexte de l’industrialisation, des mutations environnementales et de la contre-culture. Ainsi, l’entrée par la littérature devient un levier puissant pour relier savoirs, compétences et sensibilités dans une éducation à l’Anthropocène cohérente et transdisciplinaire.

Olivier Wicky, pour le groupe L1